D’un revers de manche, j’essuyais le filet de bave qui longeait ma bouche pâteuse.
Dieu seul sait combien c’est difficile le réveil le lendemain d’une cuite. Pas piquée des vers celle-là en plus, ma bourse est complètement vidée. Le tavernier doit maintenant de quoi avoir se payer un château.
Enfin il n’y a pas que le « créateur » qui sache ce que ça fait la gueule de bois… D’ailleurs je me demande ce que ça doit donner une cuite divine. Ça doit être puissant !
Très certainement même, car vu comment le monde tourne depuis des siècles, le Tout-Puissant a du se manger un putain de coma éthylique dès le moment où la bière fut inventée.
Quel connard, ce Dieu.
Bah ouais, à cause de lui, j’me retrouve le nez dans la bière chaque soir et le cul dans la fange chaque matin. Et je peux dire que les deux sont un peu aux antipodes.
Je me lève d’un pas chancelant et réfléchis à ma prochaine destination. Mon esprit embrumé n’eut pas à se mettre en fonction bien longtemps…
La petite mare située non loin de là, composée d’eau croupie et de quelques roseaux, se vit souiller par mes régurgitations stomacales. Voilà que je crache mes viscères maintenant.
Je sortis une petite gourde d’une de mes poches, remplie de liqueur de chamalla vert. La boisson est plutôt forte, puisque c’est le genre de boisson qui pourrait rendre comme neuves les « toilettes » (si tant est que l’on peut nommer cette chose ainsi) de la taverne dans laquelle j’ai passée la veille à me bourrer la gueule. Mais au moins ça me nettoie le gosier qui me brûle ainsi que ce sale goût qui m’est resté en bouche.
Je restais là, à contempler vaguement cette flotte sûrement plus propre que la peau et les loques que je portais.
Bordel.
Encore une fois je suis seul… Je fronce les sourcils. J’ai déjà fait ce constat hier. Ainsi que les jours d’avant. Suis-je frappé d’une malédiction ?
La solitude est la plus triste des amies, et c’est pourtant ma plus fidèle. Depuis bien des années, je m’efforce de tisser des liens avec d’autres personnes. Non, pas avec n’importe qui mais avec… Vous savez, ce genre de personne où vous sentez qu’il y a quelque chose de spécial entre vous… Comme si vous étiez déjà liés. Les liens. Je hais ces foutus paradoxes, ceux qui peuvent se révéler aussi forts que faibles. Comment peut-on construire des fondations aussi puissante que l’amitié, aussi passionnée que l’amour pour que quelques pas suivants sur le chemin de la vie elles se retrouvent en ruines ? Comme si tous les sentiments ressentis n’avaient été que des éclats de temps, à peine nés et déjà foulés par leurs mémoires. Pensent-ils encore à moi ? Regrettent-ils d’être partis sans me souffler un mot, ne serait-ce qu’un adieu, une tape sur l’épaule ? Je…
Ouais, j’en ai ma claque. Cela ne m’avance à rien d’enfermer ces folles questions dans ma tête.
J’ai été trahi. Par celle que j’aimais. Ma moitié. Par ceux que j’aimais. Mes frères.
Au fond de mon estomac, je sens se nouer la colère d’avoir été délaissé une fois de plus, la rage de sentir sa confiance salie, son orgueil piétiné.
Mon bras appelle à devenir vengeur. Ma bouche me murmure les pires maléfices.
Je n’en fais rien. Je veux dompter l’ire de mon cœur, et peu m’importe que l’alcool en devienne le maître.
…
J’en ai déjà bavé par le passé. J’ai surmonté certaines épreuves. D’autres m’ont laissé gisant à terre, pour ne me relever qu’après avoir partiellement cicatrisé. Le terrible événement que je suis en train de vivre est-il vraiment pire que les précédents ? Je pense encore une fois poser la mauvaise question. L’essentiel n’est pas que l’un soit plus fort que l’autre, c’est qu’ils sont différents.
Laki est partie avec un autre, elle ne s’est pas suicidée comme Kalyo. Ce que j’avais perdu avec Kalyo, Laki ne l’avait pas remplacé mais elle m’avait permis d’apprendre à vivre avec. Désormais, un trou encore plus béant hante ma poitrine, saignant les vieilles cicatrices.
Décidément, tu n’apprendras jamais rien…
Le phrasé était sec, tombant comme une impitoyable sentence, mais conservait pourtant le côté mélodieux d’une voix féminine sublimée par ce ton plus grave qu’à l’accoutumée et impérieux.
Je fis volte/face en un éclair.
Mes pupilles dilatées retrouvèrent leur acuité, mes jambes leur motricité et ma main son sceptre de puissance ; me voilà redevenu celui que j’étais avant d’échouer dans les vices de la boisson, un mage confiant de ses capacités pour affronter ses ennemis.
Et se dressait devant moi le plus terrible de mes adversaires, ma némésis et propre sœur : Errienne.
Peut-être aurais-je eu l’air de l’homme que j’étais auparavant devant ses yeux si le bâton qui fendait les airs ne m’avait pas échappé des doigts lorsqu’il frôla ma paume et, surtout, mes jambes n’avaient pas abandonné leur porteur dans une risible glissade.
Hahaha ! En voilà une manière d’accueillir ta chère sœur… Toujours aussi distrayant, grand frère.
Mes yeux se plantaient dans les siens.
Nacrés de froideur, dénués de compassion.
Irrémédiablement arrogants.
Ils me glaçaient le sang.
Errienne ! Pourq... Pourquoi es-tu ici ?
A peine la voilà posée que la stupidité de ma question m’agressait l’esprit.
Tu me déçois, grand frère… Je te pensais plus… clairvoyant.
J’ai toujours haï son sourire hypocrite. Un sourire gracieux, mince et étiré sur ses lèvres fines, encadré de son visage de poupée. Un de ceux qui tromperait même la pire crapules de ces politiciens corrompus de Galoregor.
L’absence d’émotion au creux de ses iris, elle, ne me trompait pas. Elle se moquait totalement de moi. Pour tromper son ennui même si cela ne fonctionnerait qu’un bref instant. Je n’ai encore rien vu en ce monde qui avait vraiment aiguisé son intérêt si ce n’est les extrémités auxquelles pouvaient être poussés de leur plein gré ou non, les pauvres mortels que nous sommes. Ceux que la norme et la morale renient. Et dont elle a déjà goûté chaque éventualité évidemment, cela va de soi.
Je me remémore douloureusement notre dernière entrevue. Le souvenir de ma défunte Kalyo n’a toujours pas quitté mon cœur. Le ressentiment à ma propre encontre, cette insupportable culpabilité aussi.
Je me relève, chancelant, époussette ma cape et fais face à celle que j’étais partie chercher en vain durant mon voyage.
Ho, grand frère… Tu as encore bu ? Tu empestes la bière, tu ferais mieux d’aller te laver…
Elle retint un rire étouffé.
J’essayais de ne pas prêter attention à ses provocations. Il lui suffisait de la moindre faille, la seule faiblesse que je présenterais pour qu’elle me frappe mortellement à travers.
Errienne, cesse de te moquer de moi. Tu n’as pas répondu à ma question.
Qu’es-tu venue faire ici ?
Hé bien, hé bien… Après tout ce temps, tu n’es pas heureuse de voir ta petite sœur ? Je me sens blessée, tu sais. Ho, nul besoin de prendre ton bâton en main, j’allais te répondre.
Ho et puis non. Tu SAIS déjà pourquoi tu me vois devant toi, maintenant.
Obstinée.
J’aurais du me douter que ce ne serait pas facile. Me montrer agressif ne suffit pas.
Elle veut quelque chose. Soudain, mon cœur se mit à accélérer ses battements.
Est-ce qu’elle sait ? Pour Laki ? Pour mes compagnons ?
Elle m’avait bien annoncé la mort de Kalyo, peut-être prendra-t-elle un plaisir sadique à me détailler la relation de Laki avec ce.. cet homme, Ergur.
Surprendre, irriter, questionner puis frapper au cœur. C’est toujours ainsi qu’elle a procédé.
Non. Je m’emballe. Il est impossible qu’elle sache. Cette fois-ci celle que j’aime n’est pas membre de sa guilde, ce sont de parfaites inconnues l’une pour l’autre.
Pfff… Tu es d’un ennuyeux. Plus les années passent, plus tu t’enfonces dans cet ordre dégoulinant de conformité. Tous ces humains… Sans ambition, sans volonté. On ne veut pas se faire remarquer, dévier de la voie qu’emprunte les autres pour ne pas devenir un paria. Quels idiots. Savent-ils que les enfants auxquels ils donnent naissance sont déjà morts ?
Quelle ironie. Et toi grand frère, tu es en train de devenir l’un d’eux.
Enfin… J’exagère peut-être un peu. Ton haleine et tes vêtements empestent cette senteur si familière, celle des putains et de l’alcool… J’aime cette odeur. Laisse-moi goûter à ton désespoir, grand frère !
Disparue.
Pas de brume, de souffle, d’explosion.
Rien.
Comme si elle n’avait jamais existé.
Je rentrais à l’auberge, oubliant pour ce soir les sirènes de la boisson.
J’avais retrouvé une direction à donner à ma vie, que j’avais abandonné plusieurs mois auparavant…
Peut-être tout n’était pas perdu.
La porte de ma chambre. Entrouverte.
Des voleurs ? Randr n’a pas été avec eux, aucun objet de valeur ne trainait dans les coffres de ma chambrée.
Épuisé, je m’affalais sur le lit. Un morceau de parchemin déchiré gisait à côté de ma tête. Je le saisis entre mes doigts, y découvrant pour seule signature la marque de lèvres rougeoyantes, contrastant avec l’ocre du papier.
Laki.